La formation du personnel n'est pas une priorité
Au-delà de cette présence au long cours dans les instances officielles et de cette faible implication financière, qu’en est-il de la politique conduite par le directeur de Manufrance au sein même de l’entreprise ? Elle est elle aussi décevante au regard de la réputation d’un Mimard grand défenseur de l’apprentissage et des écoles professionnelles. La Manufacture a besoin d’une main d’œuvre nombreuse, mais pas nécessairement très qualifiée12 ; la plupart des emplois correspondent à des tâches d’exécution ou de manutention qui n’exigent pas de compétences particulières. Seule une minorité de postes, notamment dans l’arme (dresseur de canons, graveur), requièrent des ouvriers bien formés, autonomes, et capables de fournir un travail de qualité. Dès lors, la formation du personnel n’apparaît nullement comme une priorité. Un apprentissage de quelques heures ou quelques jours suffit à rendre opérationnels la plupart des ouvriers et des manœuvres ; quant aux ouvriers d’élite (ajusteurs, armuriers…), l’entreprise puise pour les recruter dans le vivier de l’artisanat local, ou débauche chez ses concurrents les meilleurs spécialistes, profitant de l’important turn-over de la main d’œuvre du secteur.
Au demeurant, Mimard n’est pas de ceux qui se plaignent du manque de main d’œuvre qualifiée. Le thème de la crise de l’apprentissage, largement répandu au sein du patronat dès le début du XXème siècle, est absent de ses préoccupations. On en donnera pour preuve le rapport qu’il rédige sur l’exposition de Saint-Louis (Etats-Unis) en 1904 : « Chez nous, il y a une population armurière, horlogère… Cela tient à ce que nos ouvriers sont des gens de métiers ayant des capacités acquises par un long apprentissage et une sorte d’atavisme local. Eux seuls sont capables d’imprimer un cachet spécial et de finir avec art ces belles choses qui feront toujours l’admiration des gens de goût. Nous aussi nous appliquons les procédés mécaniques à la fabrication des armes et supprimons ainsi le travail manuel pénible, tout en régularisant l’ajustage de toutes les pièces. Mais ceci terminé, l’ouvrier d’élite, l’artiste, reprend ses droits, et quand une arme sort de ses mains, ce n’est plus une machine à tirer des cartouches, mais un véritable chef d’œuvre »13. On retrouve ici le message récurrent délivré par la Manufacture à ses clients : entreprise moderne et mécanisée, elle est capable de combiner l’efficacité de la production en série et la qualité artisanale, et le travail manuel y garde toute sa place. Point n’est besoin de former les ouvriers, dans la mesure où « l’atavisme local » inscrit dans leurs gènes des savoir-faire transmis de génération en génération. Certes leurs capacités sont « acquises par un long apprentissage » ; mais celui-ci est en quelque sorte sous-traité au monde des « gens de métier », seuls à même de disposer du temps et des méthodes nécessaires à l’acquisition des compétences manuelles. Mimard fait visiblement plus confiance à ces méthodes empiriques de formation qu’au système scolaire et aux diplômes pour lui fournir les ouvriers dont il a besoin. Il ne semble pas qu’il ait particulièrement recherché, à l’embauche, les anciens élèves de l’E.P.I./E.N.P. C’était en revanche le cas de Pierre Blachon : son legs à l’EPI « montre bien en quelle estime il tenait […] les élèves dont beaucoup furent ses dévoués collaborateurs »14.
On notera également qu’il n’existe pas à Manufrance d’école d’entreprise. Ce type de structure de formation connaît un important développement dans l’industrie française durant l’entre-deux-guerres, en particulier dans la métallurgie, la mécanique ou l’automobile. On peut citer en exemple l’Ecole d’Apprentissage Peugeot15, ou celles de la Société Alsacienne de Construction Mécanique ou d’Alsthom16. A Saint-Etienne même, des entreprises telles que la Manufacture Nationale d’Armes ou Casino disposent de leurs propres centres de formation, financés notamment par la taxe d’apprentissage : ces structures leur permettent de former la main d’œuvre qualifiée répondant à leurs besoins spécifiques et d’offrir à leur personnel des perspectives de promotion interne. Des firmes de plus petite dimension, qui n’ont pas les moyens d’investir dans ce domaine, peuvent néanmoins contribuer à soutenir les initiatives individuelles de leurs ouvriers : certaines accordent des primes aux apprentis se distinguant par leur assiduité dans le suivi des cours professionnels17, comme c’est le cas des Ets Jules Ravat, la plus importante des entreprises du cycle stéphanois18. Rien de tout cela ne s’observe à Manufrance : on ne trouve nulle part de projet de création de cours techniques maison, et la main d’œuvre ne semble bénéficier d’aucun encouragement particulier à se former à l’extérieur.