Le lycée Claude-Fauriel

Les enjeux du premier lycée d'une grande ville industrielle : le lycée Claude-Fauriel à Saint-Étienne

Jusqu'à la fin du XIX ème siècle, le collège de Saint-Étienne occupe l'ancien couvent des Minimes qui jouxte l'église Saint-Louis. Mais la grande ville industrielle passée de 16 000 habitants en 1800 à 120 000 en 1870 doit désormais se doter d'un véritable lycée. Le collège communal de Saint-Étienne avait été érigé en collège royal à la condition de son transfert. Bâtir un nouveau lycée implique, à la fois, de prendre en compte les contraintes du sol fragilisé par l'exploitation minière et les obligations éducatives. Le nouvel établissement doit s'insérer dans le paysage scolaire et affronter très rapidement les deux guerres mondiales.

Le lycée, un colosse aux pieds d'argile

Choisir un terrain pour établir un lycée n'a pas été chose aisée. Pierre Réjany évoque « l’imbroglio des projets ». Trois études sérieuses se distinguent : l'une à Chantegrillet, une autre à Villeboeuf, la troisième sur un terrain des Hospices, en bordure du cours de l'Hôpital et de la rue de Fontainebleau. C’est cette dernière option qui est retenue. En 1885, la loi sur les principes de la nouvelle architecture scolaire préconise un terrain situé au centre de la ville et d’accès facile. Le terrain doit être élevé, ensoleillé et sans mitoyenneté gênante. Ici, ce choix se complique avec l’état du sous-sol stéphanois.

Dès 1884, ce choix est contesté par Lebrun, ingénieur civil, dans les colonnes du Mémorial Il dénonce les risques de mouvements de terrain pour le futur établissement.« Aucun terrain à Saint-Étienne n’est aussi mal choisi, comme solidité que celui qui est proposé. Les mouvements de l’École des Mines sont très importants mais ce n’est rien à coté des affaissements auxquels on doit s’attendre après l’exploitation de la 13ème couche aux Mines de Villeboeuf.»
Pourtant, une étude menée vers 1885 montre que seulement 700 mètres carrés du futur lycée seront concernés par l’exploitation souterraine à 600 mètres de profondeur. Les autres couches de charbon traversant le terrain sont « non exploitées et ne devraient jamais l’être ». La treizième couche préoccupe davantage les entrepreneurs, mais les experts se veulent rassurantes : « l’exploitation de cette couche sera toute en dehors des terrains occupés par le lycée ». De nombreux édifices stéphanois, comme l’École professionnelle de garçons, dans le périmètre d’exploitation en subissent les conséquences. Seuls les Établissements de rubans Giron ont rencontré quelques dégradations qui « n’ont empêché le fonctionnement de l’usine »8 à aucun moment. La rentrée de 1892 a lieu dans les nouveaux bâtiments du lycée, rue de Fontainebleau.

Transmettre les valeurs républicaines 

Le nouveau lycée bouleverse le paysage scolaire stéphanois et doit faire face à plusieurs types de concurrence. Il n’existe pas de tradition universitaire à Saint-Étienne au XIXème siècle ; les seuls établissements secondaires de la ville sont tenus par des congrégations religieuses. Le développement des écoles est entravé par « le mépris sans nuance pour la culture désintéressée ». L’instruction des jeunes Stéphanois se fait traditionnellement à la maison. Se mettent progressivement en place des salles d’asile dans les paroisses qui « assurent aux enfants et aux familles pauvres un abri contre les dangers physiques où leur âge les expose ». Même si l’enseignement religieux est largement représenté à Saint-Étienne, le Conseil municipal du 27 mai 1870 décide de ne plus subventionner l’enseignement des congrégations. Le lycée doit donc faire face à deux formes de concurrences directes : l’industrie et la religion. Alléon Dulac décrit bien la situation de la ville au XVIIIème siècle : « A Saint-Étienne, on a plus besoin de bras vigoureux que de collège de littérateurs et de savants ». Tout nous laisse penser que c’est encore valable à la fin du XIXème siècle. 


Trois établissements privés font concurrence au lycée : le pensionnat de Valbenoîte, dirigé par les Maristes, le pensionnat Saint-Louis, par les Frères de la vie chrétienne et surtout le collège Saint-Michel, par les Jésuites. La concurrence dans l’enseignement secondaire stéphanois est d’abord une lutte entre l’enseignement privé et l’enseignement public. La population est empreinte d’un sentiment religieux fort qui, même s’il n’est pas visible dans les pratiques, est largement ancré dans les comportements. Le lycée doit tenir compte de cette particularité pour comprendre la population et affronter les autres établissements de la ville.

Le lycée, construit dans la décennie 1880 à l’époque des grands débats sur la laïcité intègre une chapelle dans ses murs comme dans les lycées construits à cette période. Néanmoins, le campanile et les signes extérieurs de richesse du culte sont supprimés. Malgré la séparation de l’Église et de l’État, la chapelle continue de jouer son rôle d’îlot religieux dans l’espace laïc que représente le lycée. La laïcité est un enjeu exceptionnel pour l’enseignement. Baubérot en fait même « l’œuvre fondatrice de la IIIème République ». Grâce à l’enseignement, les idées laïques et républicaines s’imposent dans la société. Le lycée est le lieu où se forge une véritable « morale laïque ».

La laïcité, est un enjeu pour augmenter le nombre des inscriptions et concurrencer les autres établissements de la ville. L’éducation du jeune Jean Guitton, futur académicien, nous prouve l’ampleur des rivalités, et l’importance du choix d’une école pour des parents. La famille paternelle de Guitton ayant fréquenté le collège Saint-Michel, tout laisse à penser que le jeune Jean suivra les traces de son père qui « avait deux frères jésuites, deux sœurs religieuses ». Pourtant, en 1908, au moment de choisir une école, le lycée obtient les faveurs de ses parents.  « L’école d’État fut préférée au collège religieux de la ville ». Une correspondance très vive s’échange alors entre ses grands parents paternels et maternels. Avec l’inscription de Jean Guitton, le lycée peut se targuer d’avoir arraché un élève largement prédestiné à l’enseignement catholique des Jésuites.

Le lycée de garçons de Saint-Étienne est doté d'un monument à ses morts de la Première Guerre mondiale. Ce bas relief, sculpté par Joanny Durand, est une commande de l’Association des anciens élèves en hommage à leurs camarades et à leurs maîtres. En 1921, paraît un émouvant martyrologe semblable au « livre d’or offert à chacune des familles en deuil de l’un d’entre eux : Le Livre du souvenir et de la reconnaissance, dédié par le lycée de Garçons de Saint-Étienne à la gloire de ses maîtres et de ses élèves qui ont donné leur vie pour la France ou qui ont combattu pour la sauver ». Inauguré le 19 novembre 1922, par le maire Louis Soulié, ancien élève du lycée, qui rappelle les « étapes immortelles de la défense française » gravées sur le « mur ». Poitiers, comme Bouvines et Patay, marquent des victoires françaises contre les envahisseurs. Jeanne d'Arc au centre, canonisée peu après la Première Guerre mondiale, preuve encore de la difficulté d’imposer la laïcité dans les esprits. Valmy, en revanche, a une signification plus idéologique, celle de l’enthousiasme des Français désireux d’exporter la République au delà des frontières dont Goethe disait : « D’ici et d’aujourd’hui, date une époque nouvelle de l’histoire universelle ». Le symbole de Valmy sur le « Mur » est en parfait accord avec les principes universels que le lycée, en tant qu’institution, veut inculquer à ses élèves. Enfin, la Marne représente la Première Guerre mondiale qui a coûté la vie à plusieurs professeurs et lycéens stéphanois.

Le monument associe le lycée et la ville de Saint-Étienne dans un même deuil, celui de ses enfants. Le lycée apparaît comme un bâtiment public où on érige un monument à la gloire des morts pour la France. C'est une façon de marquer la volonté d’affirmer les idéaux républicains que le lycée représente dans la ville. On peut considérer qu'il y est, le symbole de la République.

À l'épreuve des deux guerres mondiales

Le lycée affronte les deux guerres mondiales. Utilisé comme hôpital dépôt, le service de santé prend possession des dortoirs, le 20 août 1914, mais les cours continuent. Des baraquements, installés dans les cours, perturbent le calme propice au travail des élèves par les allées et venues des militaires et des blessés. Pour pallier la présence du service de santé, « trois salles d’études ont été installées dans des salles de classes ». À partir de 1917, le Proviseur réclame au Préfet ainsi qu’à l’armée une partie des locaux occupés. Le 22 septembre 1917, « trois salles d’études ainsi qu’une cour de récréation et des objets mobiliers» sont restitués. À la rentrée 1919, le lycée dispose à nouveau de l’ensemble de ses bâtiments. Mais il est difficile d’effacer ces cinq années. Il est indispensable d’assainir les locaux qui ont abrité de nombreux malades pendant plusieurs années.« Les élèves de l’établissement sont entassés les uns sur les autres au point que le travail est très difficile, les dortoirs sont pleins et les grands élèves des sections de mineurs n’ont plus de place au réfectoire ». Les installations médicales et l’accueil des étudiants serbes symbolisent la Première Guerre mondiale au lycée.

« Entre 1915 et 1918, la France accueille 6 000 élèves serbes ». Certains transitent par la Loire et sont hébergés à Charlieu et à Saint-Étienne. Ces élèves internes, malgré la suppression de l'internat pendant l'occupation par le service de santé militaire, sont intégralement pris en charge par l’établissement. Ils sont regroupés dans une « classe serbe » et trois professeurs serbes intègrent aussi le lycée. Il est difficile d’évaluer le nombre d’élèves de cette classe puisqu’il varie au gré des arrivées et des départs. L’Inspecteur d’Académie veille à ce qu'à leur majorité les jeunes garçons quittent le lycée. Tout est fait pour que ces jeunes Serbes se sentent à l’aise dans la cité stéphanoise. Plusieurs conférences et journées à thèmes sont organisées à leur attention. Le ministre de l’Instruction Publique assiste à l'une d'elle et est reçu à la Mairie entouré des élèves du lycée. La présence des élèves serbes se limite aux années 1920. À peine remis des affres de la Grande Guerre, le lycée subit la Seconde Guerre mondiale qui perturbe une fois encore les habitudes des élèves.

En novembre 1942, les Allemands s’installent au Grand Hôtel, avenue du Président-Faure, rebaptisée avenue du Maréchal Pétain, à proximité immédiate du lycée. Les élèves acceptent mal la présence de l’occupant et prennent vite l’habitude d’insulter le soldat posté devant le Grand Hôtel. Le Censeur essaie à maintes reprises de les en empêcher, mais ils continuent de marquer leur mécontentement, obligeant les Allemands à installer des barrières interdisant le passage des lycéens. Ils n’ont d’autre solution que d’emprunter le trottoir d’en face continuant tout de même à grimacer et à chahuter au nez de l’occupant.

Malgré la guerre, les élèves ont le droit de se rendre aux spectacles donné à l’Éden, le théâtre de la rue Blanqui. En revanche, d’après Jean Maurice, les conditions de vie sont dures, la nourriture servie rarement suffisante pour nourrir les jeunes gens. Ainsi, au mois de février 1942, « l’intendance (…) servit 54 plats de raves cuisinées à l’eau contre, faveur appréciée mais rarissime, trois menues assiettes de pommes de terre. ». Les internes, avec la complicité des externes, se livrent très rapidement à un commerce améliorant leur ration ordinaire. En effet, dès 1939, les élèves sont munis d'un masque à gaz. Ce lourd équipement est très vite allégé par les lycéens qui remplacent son contenu par une bouteille de vin destinée aux internes, leur permettant ainsi de se faire de l’argent de poche. En 1942 les élèves vont jusqu’à se révolter : les lapins du factotum sont libérés et on réclame la tête de l’économe ! Par ailleurs, chaque classe bénéficie désormais d'une salle de cours attribuée et se déplace seulement lors des alertes. Les élèves étant dirigés vers les caves de l’établissement, situées sous la cour d'honneur. Ces épisodes difficiles semblent plutôt amuser les lycéens qui en profitent pour charrier un jeune répétiteur, surnommé « Narcisse », chargé de surveiller la mise à l'abri. Les élèves dans leur box respectif, commencent par « Nar1 » jusqu’à ce que le sixième box s’écrie « Nar6 »pour faire revenir le jeune pion.

L'ensemble du lycée ne peut être qualifié ni de collaborateur, ni de résistant. La position de l’administration de l’établissement n’est pas tranchée. Monteux, le Proviseur, d’origine juive, exerce jusqu’en décembre 1941. Les conditions de plus en plus dangereuses pour lui l’obligent à s’enfuir. Il semblerait qu'il ait été caché chez les Frères des écoles chrétiennes du pensionnat Saint-Louis. Toujours est-il que le lycée se trouve privé de proviseur pendant plusieurs mois jusqu'à l’arrivée du Proviseur Bourdoncle, en juin 1942. À cette époque, l’Académie demande une liste comportant le nom des élèves juifs. La majorité des établissements stéphanois refuse de dénoncer leurs élèves. Sur le registre des élèves du lycée, les noms des élèves juifs sont soulignés. Des arrestations ont lieu au lycée, l'année suivante, en novembre 1943. Parmi les élèves arrêtés, « le taupin Décombe demeure dressé contre l’attitude de Monsieur Bourdoncle qui a bien supporté l’intervention de la Guestapo au lycée ». Déjà, en 1942, les Allemands avaient pénétré dans le lycée pour réprimander des pensionnaires ne respectant pas le couvre-feu. À cette occasion, le Proviseur, agrégé d’Allemand, était venu au secours de ses élèves :« Tiré en hâte du lit, le Proviseur Bourdoncle rattrape de justesse le groupe sur le perron, met en œuvre toute sa connaissance de la langue germanique et réussit à faire libérer les coupables ».
Des actes de Résistance ont eu lieu à l'intérieur du lycée, les élèves en étant parfois les auteurs. Un professeur, affichant le portrait du Maréchal Pétain, voit régulièrement le tableau de sa classe maculé de croix gammées. René Mahinc, élève au lycée, regagnant Rive-de-Gier par le car, n’atteindra jamais son but et mourra en déportation, des tracts de la Résistance ayant été découverts dans sa valise. L’élève Biez est, lui, obligé de prendre le maquis, son manque de discrétion l’ayant trahi. Ce jeune élève mourra lui aussi pour la patrie. Du côté des enseignants, le professeur d’Anglais Robert Maurice met en place un réseau de Résistance. Navare, un autre professeur, entre dans des réseaux résistants.

Les enjeux de la dénomination

Jusqu’aux années 1940, le nom du lycée n’avait jamais donné lieu à des polémiques. Jean Tenant, journaliste, critique littéraire, romancier et rédacteur en chef des Amitiés foréziennes et vellaves, organe régional des Provinces françaises dans l’éditorial du samedi 13 mars 1943 prend position « Pour un lycée Claude-Fauriel ». A priori, Claude Fauriel, le révolutionnaire, ne devrait pas obtenir le soutien de Jean Tenant dont la sensibilité largement marquée à droite est connue. Mais, c'est Claude Fauriel, le professeur en Sorbonne, l'homme de lettres, le philologue et linguiste spécialiste de la littérature des Balkans, que le journaliste souhaite honorer. Cette proposition ne convient ni à l’administration, ni l’Académie, encore moins au ministère qui préférerait que le lycée porte le nom de l'explorateur forézien Francis Garnier. Le Recteur opte pour Jules Massenet, les œuvres de Fauriel lui paraissant dépassées. L’Association des anciens élèves, fait connaître sa position : lors de son Conseil d’administration de 1938, « Le choix s’était porté sur Jules-Janin ».  La décision s'avère difficile à prendre, le Conseil municipal du 30 avril 1943 se prononce en faveur de Claude-Fauriel. En janvier 1944, deux réunions successives à l'Hôtel de ville puis au lycée ne permettent pas de trancher. C'est finalement l'intervention du secrétaire d’État à l’Éducation nationale en faveur de l’appellation Claude-Fauriel qui donne définitivement son nom au lycée de garçons de Saint-Étienne.

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