La dérive dictatoriale (1977-1997)
Au plan sportif, malgré quelques résultats flatteurs(34), l'ASSE est moins régulière dans ses performances que lors de la période précédente. Elle se contente d'une coupe de France en 1977 et d'un titre en 1981(35). Mais au delà des résultats, c'est le recrutement qui est discuté. En effet, jusqu'en 1977, Herbin a une influence prépondérante en ce domaine, mais par la suite, devant l'impératif de résultats et la pénurie de joueurs issus du centre de formation, Rocher est condamné à la fuite en avant et entreprend une politique contre nature. L'entraîneur, dès 1977, s'inquiète de cette orientation. En effet, Herbin est peu enclin à travailler avec des joueurs à forte personnalité. Il est pourtant obligé de composer avec Johnny Rep, Jacques Zimako et surtout Michel Platini qui sont des vedettes peu malléables(36). Dès la fin de l'année 1981, le mécontentement se généralise et les premières rumeurs de caisse noire sont propagées par la section stéphanoise des membres associés (créée par le président lui-même) qui n'accepte plus son système autocratique.
Au plan professionnel, la situation est encore plus difficile. En 1979, Roger Rocher est contraint de vendre (de "brader", selon ses mots) la SFTP, forte de 800 salariés, à la Société Forézienne d'Entreprise et de Terrassement : "Je passais plus de cinq heures par jour au club et j'ai fatalement négligé mes propres affaires, mais c'était le prix à payer pour que le club atteigne un tel niveau. J'ai cédé mon entreprise pour une bouchée de pain"(37).
Son autorité est partout discutée. Fait marquant, Rocher n'a jamais accepté que ses ouvriers créent un club corporatif de football, "ils devaient se consacrer pleinement à l'entreprise", rétorquait-il. Il ne souhaitait pas non plus que ses cinq enfants pratiquent ce sport.
Le 1er avril 1982, Loire-Matin, sous la plume de Jacques Murgues et sous la pression des membres associés et de certains élus du comité directeur, "sort" l'affaire de la caisse noire. On demande des comptes à Roger Rocher et on remet en question sa manière de diriger. Il doit alors affronter Fieloux, Buffard(38) et Herbin. De plus, le club connaît des problèmes financiers. Il tente alors de répliquer à ses détracteurs, mais le 17 mai 1982, au cours d'un conseil d'administration particulièrement houleux, il est contraint de démissionner avec l'ensemble de ses amis, après 21 ans de règne et malgré le soutien de Joseph Sanguedolce, le maire communiste d'alors(39). "L'homme à la pipe", que l'on croyait inamovible et président à vie, est en très grosse difficulté. Le 18 août 1982, il avoue devant le SRPJ certaines fraudes et le 16 novembre 1982, il est inculpé pour abus de confiance, faux et usages de faux. Le 30 novembre 1983, il est écroué à la maison d'arrêt Saint-Paul de Lyon. Lors de son 64ème anniversaire, les détenus qui l'appellent "Papy" ou "Président" lui confectionnent un gâteau et des messages de sympathie affluent de toute la France, mais ce sont là de bien maigres consolations. Le 15 février 1984, on apprend, après enquête financière, que le montant de la caisse noire s'élève à 23 millions de Francs. Le 23 mars 1984, après quatre mois de détention, Roger Rocher est remis en liberté sous caution. Mais, l'affaire rebondit et éclabousse la presque totalité des dirigeants et des joueurs de l'époque(40) qui avouent avoir touché de l'argent... sans pour autant connaître la provenance de celui-ci. Certains arbitres ainsi que Fernand Sastre et Jean Sadoul, respectivement président de la Fédération et Président de la Ligue, avouent avoir reçu des cadeaux du club (un magnétoscope), ce qui n'est d'ailleurs pas forcément une pratique exceptionnelle et délictueuse(41).
Aujourd'hui encore, 600 millions de centimes restent introuvables. Si, la caisse noire est demeurée à un niveau modeste et presque "normal" de 1947 à 1977, c'est par la suite que l'écrêtement des budgets annexes devient plus important et permet d'alimenter une caisse toujours plus "gourmande". En 1985, dans l'anonymat, Roger Rocher quitte la présidence de l'Olympique de Saint-Étienne et laisse le soin à son fils d'en reprendre la direction. À partir de ce moment-là, une longue procédure va suivre. En 1989, le club se retire de la partie civile. Le 29 juin 1990, les joueurs et les dirigeants sont condamnés à de lourdes peines (de fortes amendes et de la prison avec sursis). Rocher, quant à lui, doit purger quatre ans de prison dont trente mois avec sursis et payer 200 000 Francs de dommages et intérêts. Il crie à l'injustice prétextant que la caisse noire n'était qu'une réserve pour le club en cas de coups durs et permettait de conserver les meilleurs joueurs, mais ne contribuait pas à l'enrichissement des dirigeants. Les experts psychologues concluent pourtant : "Roger Rocher a besoin d'être un homme public. C'est une personnalité narcissique à tendance névrotique. Il a une très forte exigence d'idéal et opère une fuite en avant dans l'hyper-activité"(42).
Suite à ces sanctions, tous les accusés font appel. Les choses s'arrangent finalement. Le 15 mai 1991, l'emprisonnement ferme de Rocher n'est plus à l'ordre du jour, mais l'amende passe à 800 000 Francs. Il est alors contraint de vendre sa maison et tous ses trophées à... Louis Nicolin(43). Les peines des joueurs et des dirigeants sont ramenées à un niveau plus modeste : entre 8000 et 120 000 Francs et les délais d'emprisonnement ne dépassent pas six mois avec sursis. Le 24 septembre 1991, une chaîne de solidarité s'organise autour des commerçants et des notables du Forez et François Mitterrand gracie Rocher.
La fin de sa vie le ramènera tout naturellement vers le football. En mai 1991, il s'exprime avant la finale opposant l'OM face à l'Étoile Rouge de Belgrade : "Marseille, c'est du préfabriqué, nous, nous avions neuf joueurs qui sortaient du centre de formation"(44).
Le 9 mai 1992, son jubilé est programmé, puis repoussé en raison du drame de Furiani. Le 13 septembre de la même année, il a enfin lieu, un match est organisé sur le stade... Rocher de l'Olympique de Saint-Étienne(45), il oppose le Variété Football-Club aux "hommes du Président". Tous les anciens sont là, y compris Herbin et Carnus qui serrent la main de Rocher et cimentent définitivement la réconciliation(46). Le journal local La Tribune Le Progrès lui donne la parole, fidèle à lui-même, il remercie l'ensemble de l'équipe de 1974-76 sans citer d'individualités. Il explique qu'il a fait fructifier un club sans que les dirigeants n'aient à mettre un franc de leur poche et sans que les finances des collectivités locales ne soient mises à mal(47). Par ailleurs, il reconnaît que le parcours européen du club lui a donné la folie des grandeurs et regrette que personne n'ait pu intervenir pour la tempérer durant la période 1978-80 : "Il est dommage qu'il n'y ait pas eu une plus grande et plus profonde réflexion autour de moi pour éviter ce qui s'est passé". Mais il rajoute : "J'étais un emmerdeur et le stress me rendait colérique"(48).
Sans doute la soif de pouvoir le rendait également irascible car, selon lui, Présider l'ASSE, était plus important que d'être Maire de Saint-Étienne. Le 29 mars 1997, il décède d'un cancer et l'hommage est unanime. Fin août 1997, le premier challenge international Rocher se déroule sur le stade de l'Olympique... il est réservé aux moins de 17 ans(49)...