Manufrance et les « Verts » de l'A.S. Saint-Etienne : la promotion d'une culture populaire durant les années 1970 ?
Pascal Charroin, maître de conférences, département STAPS-université Jean Monnet de Saint-Etienne, chercheur CRIS-université Claude Bernard Lyon 1
En 2006, le service de la communication de l’Association Sportive de Saint-Etienne (ASSE) décide la commercialisation du maillot Manufrance(2) pour fêter les trente ans de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions de football perdue en 1976 contre le Bayern Munich. La vente de la chasuble connaît d’ailleurs un tel succès que le club fait régulièrement re-floquer des séries. C’est notamment le cas en 2011, à l’occasion de la réfection du stade Geoffroy Guichard. De plus, les sites de vente sur Internet donnent la possibilité aux particuliers de monnayer cette relique aux alentours de 70 Euros. L’association Manufrance-ASSE est un couple qui illustre donc puissamment l’identité de la capitale forézienne avec les houillères et le cycle. Pourtant, il n’en demeure pas moins que reste un paradoxe : Le mécène historique de l’ASSE est bien la société des magasins Casino, dont les fondateurs Geoffroy et Pierre Guichard(3) ont été à l’origine de la création du club et ont donné leur nom au stade, néanmoins, le sponsor incontournable, en tout cas dans les représentations sociales, est bien Manufrance, comme Peugeot l’est pour le FC Sochaux, Fiat pour la Juventus de Turin ou encore Phillips pour le PSV Eindhoven. De fait, le couple a une surface sociale et symbolique suffisamment importante pour que l’on s’interroge, ici, sur la nature des liens tissés entre ces deux structures. Créée en 1885 à l’initiative conjointe d’Etienne Mimard et de Pierre Blachon, la Manufacture Française d’Armes et de Cycles de Saint-Etienne (Manufrance), s’est élevée en l’espace d’un siècle au rang de symbole industriel et commercial de la ville avec pas moins de 2400 employés à la Libération. Connue pour ses magazines : « Le Chasseur Français » et « Tarif-Album », Manufrance a incontestablement été une entreprise française pionnière, fondée sur un modèle économique singulier, liant tout à la fois : production, distribution, commercialisation de ses propres produits et d’articles labellisés et surtout création de supports de presse écrite qui rendirent la manufacture presque intouchable jusqu’à la crise des années 1970.
Or le contrat publicitaire qui lie le club à l’entreprise court sur la période 1973-1979, période durant laquelle le club stéphanois est à son apogée… ce qui n’est donc plus le cas de la société. Les résultats enregistrés lors de cette décennie, époque au cours de laquelle Manufrance s’affiche ostensiblement sur le torse des joueurs, sont les meilleurs que le club n’ait jamais connus.
Notre contribution visera à expliquer les raisons pour lesquelles Manufrance a choisi de faire véhiculer son logo sur le maillot des footballeurs stéphanois et pourquoi, de son côté, le club a choisi cette entreprise ? Est-ce dû, par exemple, aux difficultés que connait l’entreprise qui poussent ses dirigeants à y pallier, en essayant de se raccrocher à la dynamique sportive ? Nous tenterons également de repérer, au-delà des simples enjeux financiers, les causes pour lesquelles la direction du club de l’époque (notamment le Président Rocher) a souhaité donner un caractère démonstratif ostensible à ce partenariat. Peut-être découvrirons nous que finalement, ce sont bien les homologies culturelles véhiculées par ces deux entités qui donnent toute l’intelligibilité à « l’attelage », en conciliant plusieurs identités géographiques : le local, le national et l’international, alors que le sport français connaît, durant les années 1970, ses années les plus noires et que la région stéphanoise est économiquement sinistrée.
Nous avons donc émis deux hypothèses avant d’investiguer le corpus. La première vise à considérer le rapprochement au nom de considérations culturelles. En effet, une pratique et un spectacle tels que le football teinté d’ouvriérisme dans la capitale forézienne ne peut, a priori, que coller à la clientèle de Manufrance dont les produits mettent en avant une fonctionnalité et une utilité dont les classes populaires sont friandes(4). En effet, la manufacture incarne, au travers de ses catalogues, les usages populaires les plus prisés : bricolage, chasse, pêche, couture, etc. tout comme le football s’apparente à un univers masculin auquel le prolétariat, en pleine déliquescence durant les années 1970, s’accroche pour tenter de pérenniser un mode de vie populaire. Finalement, ce binôme football-vie pratique attesterait de cette fameuse culture du pauvre, dont parle Richard Hoggart(5).
Le corpus utilisé pour mener à bien ce travail est double : le fonds de l’ASSE déposé aux Archives Municipales de Saint-Etienne, dont nous avons dépouillé l’intégralité et le fonds Manufrance remisé aux Archives Départementales de la Loire. Or nous verrons que ce travail d’investigation délivre une réalité différente de celle entrevue par nos hypothèses. La synergie entre culture populaire du football et univers pratique et fonctionnel érigé par Manufrance est parasitée par d’autres considérations. De la même façon, si la volonté des gestionnaires de la manufacture d’embrasser, par le biais du sponsoring, un continuum d’identités géographiques large est bien réelle, elle n’a pas permis de sortir l’entreprise de l’ornière … ni de sauver le club d’une grave crise qui débutera à l’aube des années 1980.