Le business plutôt que la culture
Nous pensions que le football comme les produits vendus par Manufrance, incarnait cette culture populaire pratique du bricolage, du jardinage, du cycle et du ballon rond dont le « populo » s’était fait l’apanage. Sans doute aussi, pensions-nous que le club qui mène une politique de jeunes donne la possibilité à l’entreprise de valoriser, elle aussi, sa main d’œuvre qualifiée grâce à la formation prodiguée en interne. Concomitamment, le fait pour les joueurs de porter le maillot avec le logo Manufrance aurait été de nature à faire in-corporer cet idéal du travail bien fait et d’une gestion paternaliste des ressources humaines. Nous estimions qu’une stratégie interne de communication qui vise les ouvriers de Manufrance et parallèlement les joueurs de l’ASSE était mise en place en raison de la proximité des deux univers culturels(24). En fait, il n’en est rien, le corpus nous délivre une réalité purement commerciale. Dans un premier temps, on a même la sensation que Manufrance paie tout. A de très rares moments, il est fait référence à la dimension populaire des deux mondes footballistique et industriel. In fine, seule une lettre de Roger Rocher qui remercie M. Court de Manufrance qui a envoyé… un transistor radio aux joueurs(25) vient modérer notre propos.
En fait, l’ASSE, suite à une enquête de 1971(26), publie une plaquette qui cible le public de consommateurs potentiels des produits Manufrance. Les supporters des « Verts » représentent 40 000 clients à Saint-Etienne et autant à l’extérieur, 23% ont moins de 20 ans, 49% ont entre 20 et 40 ans et 10% ont entre 40 et 50 ans. Ils se recrutent dans toutes les Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) : 25% d’ouvriers, 25% d’employés, 18% étudiants, 5,4% cadres, professions libérales, commerçants, 10% sans profession et 8% divers. Les Stéphanois représentent 57% du public, les Ligériens 33% et les derniers 10% viennent d’ailleurs. On compte également un pourcentage de femmes non négligeable : « Qui l’eùt cru 15% de femmes ! ». Un portrait robot du « client » de l’ASSE est dressé : bavard, enthousiaste, fidèle, grand consommateur, il épluche les journaux et les pages sportives. En conclusion, le label ASSE est une locomotive, un nom : « Mettez votre produit sous les projecteurs de l’ASSE »(27). Bref, pour l’époque, on assiste véritablement à une segmentation de clientèle. La population du stade est jeune, elle commence à se féminiser, elle communique et comprend un pourcentage non négligeable de clients potentiels en dehors du département. C’est sans doute ce qui a séduit Manufrance en quête de rajeunissement et d’élargissement territorial de sa clientèle.
Dans ce partenariat, on a la sensation, dans un premier temps, que le sponsor est généreux, les relations commerciales sont très avantageuses pour le club qui fait payer bon nombre de prestations à son mécène. Ainsi, une facture de 2233 Francs pour Le Coq Sportif est réglée par Manufrance, elle couvre un jeu de 24 maillots de joueurs de champ et 1 maillot de gardien de buts, ce qui était prévu. Mais une facture supplémentaire du 7 mars 1973 de 1271,91 Francs est également réglée pour l’achat de 14 maillots, vraisemblablement pour l’équipe réserve à la demande de l’ASSE(28) et une autre le 28 novembre de la même année(29). Le 20 avril 1973, dans une lettre émanant de l’ASSE à René Julié, le club souhaite faire passer une annonce dans « Le Chasseur Français » à l’intérieur de laquelle est mentionnée : « Veuillez me faire parvenir vos meilleures conditions… c’est-à-dire gratuit !!! »(30). Le 2 mai 1973, profitant des largesses de Manufrance, Pierre Garonnaire, le recruteur du club, demande à ce qu’un technicien de l’entreprise vienne au stade pour l’achat d’une machine à laver(31). Garonnaire, encore lui, commande un salon d’habillage et un berceau roulant. Au stylo est rajouté : « à ajouter à la livraison, mais en paquets séparés pour M. Garonnaire personnellement à facturer à part même remise » … Les dirigeants profitent donc, pour leurs achats personnels, des largesses du sponsor(32). Ainsi, à l’occasion du départ à la retraite d’une certain Auguste Vier du Groupement du Football Professionnel, Charles Paret, le Secrétaire du club, souhaite envoyer un cadeau au néo-retraité : une bicyclette pliante. Le 31 juillet 1973 la réponse par télex de René Julié tombe, un magasinier de Paris enverra le vélo à l’adresse du GFP pour Auguste Vier. Julié souhaite que la facture soit libellée au nom de l’ASSE, mais demande à ce qu’on la lui renvoie…(33) Plus curieusement encore, l’ASSE fait parvenir une facture à son sponsor pour participation aux frais de déplacements. En guise de frais de déplacements, il s’agit de l’achat de 5 places au comité de rugby du Lyonnais pour la demi-finale du championnat de France du 6 mai 1973 opposant Tarbes à Perpignan en Tribune Jean Jaurès Supérieure à Lyon au stade de Gerland pour 55 Francs la place, soit 281 Francs… que Manufrance honore(34). Les supporters ne sont pas en reste non plus et font participer financièrement Manufrance à l’organisation de leurs manifestations. Ainsi, dans une lettre de Guy Schnell, organisateur de spectacles à René Julié, il est écrit que les « Membres Associés » organisent le 3 novembre 1973 « La Grande Nuit de l’ASSE » sous chapiteau en présence des joueurs et des dirigeants. Un programme sera édité et le Directeur Régional de Publi 2001, M. Peyrache, va téléphoner à M. Julié pour que l’entreprise participe financièrement à cette opération(35). En revanche, lorsque Manufrance demande un « service » au club, celui-ci est directement converti en Francs. En témoigne cette facture émanant du club pour un encart publicitaire Manufrance dans le programme d’une des rencontres. Sur cette publicité, est mentionné : « Manufrance Saint-Etienne Armes Cycles Machines à coudre Tout pour les loisirs et l’équipement de la maison »(36).
De plus, la notoriété grandissante du club, du fait de ses résultats, tant dans l’hexagone qu’au niveau européen, oblige à des modifications à la hausse du contrat. L’ASSE profite de sa popularité grandissante et la fait payer au prix fort par son mécène. Dès le 4 juillet 1973, ses dirigeants envoient un avenant au contrat sous la forme d’une facture de 180 000 Francs au nom de l’image de marque et de la publicité. Comme on peut donc le voir, le contrat n’a rien d’un rapprochement culturel entre deux entités proches, mais bien entre deux entreprises dont le bénéfice financier est le seul objet(37). Un an plus tard, il est carrément fait mention de l’augmentation de la prestation, il faut dire que l’ASSE vient de gagner un titre de champion de France. Une demande d’avenant au contrat pour la saison 1974-75 de 350 000 Francs tombe sur le bureau de Julié, ce qui fait sur l’année un montant de 700 000 Francs et non plus de 500 000 Francs. Il est d’ailleurs fait mention de deux indices qui expliquent cette augmentation : le nombre moyen de spectateurs par match à l’extérieur qui se hisse à 14 900, soit une augmentation supérieure à 5% et également l’indice des prix à la consommation publié par l‘INSEE … or la France connaît, durant ces années là, une inflation à deux chiffres. Mais c’est surtout la notoriété du club qui justifie cette différence, d’autant que Manufrance est sensible à cet argument, sa volonté de mieux occuper l’ensemble du territoire français étant réaffirmée(38). L’addition se corse encore en 1978. L’ASSE demande 800 000 Francs pour la publicité sur les maillots, 180 000 Francs pour la publicité murale et 60 000 Francs pour la publicité dans « ASSE-Actualités », la magazine du club, soit un total de 1 223 040 Francs pour la saison 1978-79(39). Nous sommes bien loin des 500 000 Francs du contrat initial. L’ASSE profite de sa notoriété et doit financer le recrutement de joueurs confirmés, notamment Platini.
Durant cette phase, l’ASSE bénéficie d’une image de marque exceptionnelle auprès du public français, elle engage, pour rester dans la dynamique, des joueurs talentueux : Rep, Zimako, Battiston, Platini, etc. et se pense encore en bonne santé. De l’autre côté, le sponsor vit ses dernières années et le profit n’est plus d’actualité. La situation devient dès lors explosive entre un club qui en veut toujours plus et une entreprise qui entame sa lente agonie. La conséquence de tout cela est que Manufrance ne peut plus régler les factures de plus en plus lourdes. S’en suit alors une longue querelle juridico-financière. Le sponsor a du mal à honorer ses engagements, il n’a pu ratifier les accords de 1976, est dans l’impossibilité de payer la facture du 13 janvier 1978 et ne souhaite plus de publicité murale. La Direction Juridique et Fiscale propose une renégociation générale du contrat. Le dossier est composé de multiples courriers entre ASSE-Promotion, Roger Rocher et Jacques Petit, le nouveau PDG de Manufrance, qu’il serait, ici, trop long de relater. En fait, devant les difficultés rencontrées par l’entreprise, le responsable publicité refuse de payer les factures d’affichage par une lettre du 17 janvier 1978 adressée à Lucien Dumas, le responsable d’ASSE Promotion, soit plus de 200 000 Francs. Il écrit : "Nous espérons que vous ne nous tiendrez pas rigueur de cette mesure, dictée par des impératifs d’économie rendus indispensables par la situation dans laquelle se trouve actuellement notre société".
Sur une des factures de janvier 1978, Roger Rocher a même écrit : « Manufrance impossible de payer les 127 102, 20 F pour les panneaux muraux »(40). Toujours pour ce qui concerne la publicité hors maillot, le montant de 84 734, 80 Francs concernant les panneaux tournants n’est pas non plus honoré(41). Ce contrat s’arrêtera le 30 juin 1978 au lieu du 31 décembre et les panneaux seront démontés. Concernant cette fois-ci la publicité sur les maillots, sur 891 674,07 Francs, Manufrance n’a pu verser qu’un acompte de 535 000 Francs, il manque 419 448, 71 Francs(42). Les fameux taux d’indice ne faisant qu’augmenter et les faibles résultats économiques de Manufrance conduisent immanquablement, selon la Direction Juridique et Fiscale, à réduire les dettes de l’entreprise envers le club(43). Dès mars 1979, c’est un syndic qui préside aux destinées de l’entreprise et les affaires se règlent désormais entre le Président de ce dernier (M. Goton), l’ASSE, Manufrance et le Tribunal de Commerce. Devant les difficultés de la manufacture et sous la pression du syndic, le club accepte de réduire les factures de février à mai 1979 de 50%. L’entreprise doit donc verser 58 800 Francs le 28 février 1979, 23 520 Franc le 31 mars 1979, 58 800 Francs le 30 avril 1979 et 23 520 Francs le 31 mai 1979. Au final, le syndic enverra un chèque de 117 600 Francs à l’ASSE, le 3 avril 1979. Il reste donc 47 040 Francs à régler sur les factures de mars et mai, dont nous n’avons trouvé trace du règlement(44).
Ce qu’il faut retenir, c’est que les clauses des premières années du partenariat ont été respectées au-delà même des espérances, le sponsor ayant été très généreux avec le club. Par la suite, ce dernier, au fur et à mesure de l’accroissement de sa notoriété, a augmenté le prix de sa prestation en prenant en compte la variation des indices, notamment l’affluence à l’extérieur, l’image de marque et l’indice INSEE de l’inflation. Par la suite, la gourmandise du club se heurte aux difficultés de l’entreprise et aux décisions de justice. C’est pourquoi, l’ASSE accepte de réduire de moitié ses prétentions. En tout cas, lorsque nous balayons toute la période 1973-1979, nous nous apercevons qu’aux relations sociales dont on aurait pu comprendre qu’elles puissent jouer un rôle, s’instaurent, dès le début du partenariat, des relations purement commerciales qui excluent toute proxémie culturelle. Si finalement le business a pris le pas sur l’idée de véhiculer une culture populaire commune, nous verrons en revanche, dans une dernière partie que, si l’identité sociale et culturelle n’a jamais été recherchée, un maillage territorial à large spectre géographique a été envisagé du côté de la manufacture.