L’état des lieux et la signature du partenariat : ASSE-Manufrance

Suite à la crise de Mai 68, dès 1971, le Groupement du Football Professionnel (aujourd’hui Ligue Nationale de Football Professionnel) autorise la possibilité pour les clubs d’avoir un sponsor unique. L’ASSE est, en 1973, dans une santé sportive globalement satisfaisante. Elle a déjà un palmarès particulièrement fourni, tant en championnat qu’en coupe. Six titres de champion de France en 1957, 1964, 1967, 1968, 1969 et 1970, ainsi que trois coupes de France 1962, 1968 et 1970. Le centre de formation alimente également généreusement l’équipe fanion. Les « Verts » de 1976 ont tous été formés dans le Forez de 1964 à 1972, sauf Curkovic, le gardien yougoslave et Piazza, le stoppeur argentin(6).

Pourtant, depuis 1969-70, aucun titre ne vient couronner l’équipe verte. De plus, en mai 1971, Carnus (le gardien de buts) et Bosquier (le milieu de terrain), sont approchés par l’Olympique de Marseille, le Président Rocher mis au courant de ces tractations occultes fulmine et rompt, en accord avec la Conseil d’Administration, le contrat de ces deux joueurs. L’UNFP (Union Nationale des Footballeurs Professionnels, le syndicat des joueurs) est solidaire de ses adhérents, mais ne peut contrecarrer l’exclusion pour faute grave sans versement de salaire. Rocher déclare : "Vous êtes déjà des Marseillais, c’est-à-dire nos ennemis les plus acharnés. Donc, vous n’avez plus votre place ici. Saint-Etienne gagnera ou perdra le championnat avec des Stéphanois seulement".(7)

Au plan financier, la situation est difficile sans être catastrophique, le déficit prévisionnel pour la saison 1973-74 s’élève à 500 000 Francs. Nous verrons que le contrat liant le club à Manufrance permettra d’équilibrer les comptes. Quoi qu’il en soit, si le club est dans une spirale ascendante, il n’en demeure pas moins que certains points attestent de sa vulnérabilité, notamment au plan financier, par exemple face à l’Olympique de Marseille.

Pour ce qui concerne Manufrance, la situation est momentanément relativement faste. Jusque dans les années 1970, l’entreprise réalise des bénéfices. Mais depuis la fin des années 1960, l’absence de politique à long terme (manque d’investissements dans les machines) est déplorée, aussi bien par les cadres que par les ouvriers. Une critique de plus en plus vive est adressée aux gestionnaires(8), ces derniers sont soupçonnés de népotisme et d’incapacité à prendre les bonnes décisions. L’activité de production de l’entreprise commence à être remise en question et la vente par correspondance est menacée par la concurrence ... comme l’ASSE l’est par l’Olympique de Marseille et le FC Nantes. Manufrance perd de l’argent dès 1975. En 1976, les pertes sont multipliées par six ! Nous pouvons donc penser que s’opère une collusion entre une entreprise qui entame son déclin, alors que le club amorce son décollage européen … sans que les protagonistes n’aient conscience, en 1973, de l’imminence de ce constat.

Le premier contrat publicitaire liant Manufrance à l’ASSE est paraphé le 18 décembre 1972. Il prévoit la location d’un emplacement devant la partie centrale de la tribune Henri Point d’une superficie de 24 mètres carrés. Le contrat couvre la période du 1er décembre 1972 au 30 novembre 1975, le coût annuel s’élève à 10 000 Francs, soit 30 000 Francs pour trois ans. Une reconduction tacite du contrat est convenue si aucun « dénoncement » n’a été demandé par une des parties contractantes. Inflation oblige, une pondération sera automatiquement appliquée en fonction de l’indice INSEE(9). Les travaux d’installation de la publicité murale sont effectués par l’entreprise locale Delorme-Garzena et s’élève à 823 Francs, dont Manufrance s’acquitte(10). Il s’agit ici du premier contrat publicitaire, avant que les panneaux roulants et les maillots ne se parent du logo de la manufacture(11).

Mais c’est bien sûr le deuxième contrat, celui qui a été cosigné le 1er février 1973, qui cimente le partenariat entre l’ASSE et la société. Il stipule le port du sigle Manufrance et/ou du sigle Manufrance-Saint-Etienne sur le torse et dans le dos des joueurs. Cette publicité est exclusive, seule la marque de l’équipementier Le Coq Sportif apparaît en médaillon. Le flocage se fera sur les maillots de matches, mais aussi les survêtements, ainsi que les chasubles d’entraînement, sauf pour la coupe de France et la coupe d’Europe. Cette dernière est organisée par l’UEFA qui a son propre règlement en matière de sponsoring. Quant à la première, les deux sponsors les plus généreux sont choisis par la Fédération Française de Football et sont portés par chacune des équipes qui se rencontrent suite à un tirage au sort. Il est mentionné également, qu’en cas de retransmission télévisée, une demande de port de sponsor doit être faite auprès de l’O.R.T.F.(12). Le montant de l’opération s’élève à 500 000 Francsxiii pour une période allant du 1er février 1973 au 30 juin 1974. En juin 1974, le nouveau contrat doit avoir l’aval du Groupement du Football Professionnel(14). Ce dernier a donné son accord au sponsoring exclusif depuis 1971, pour désamorcer la crise du football français palpable dès Mai 68, mais s’est gardé la prérogative d’en évaluer le contenu. Ainsi, le contrat du 1er février est largement amendé par le Groupement. Tout ce qui concerne les autorisations de port du survêtement Manufrance avant un match de coupe de France et de coupe d’Europe ou/et durant un match télévisé est purement et simplement supprimé(15). Dès lors, l’affaire est rendue publique par les médias.

L’ASSE souhaitait un support publicitaire pour équilibrer son budget (environ 5,5 millions). Le montant de l’opération n’a pas été divulgué, mais il serait assez important(16). L’ASSE comblera une partie de son déficit prévisionnel. C’est l’association normale de deux images de marque de la ville(17). Ainsi se concrétise une heureuse association entre les deux symboles de Saint-Etienne la ‘Manu’ et l’A.S.S.E. qui ont toutes deux une large audience dans les milieux sportifs(18).

Il est alors mentionné le montant de 500 000 F pour les 18 mois à venir. Les premiers échanges financiers ont lieu dès le 3 février 1973, soit 2 jours après la signature du contrat, Manufrance s’acquitte de la somme de 240 000 Francs en guise d’acompte(19). Le flocage est réalisé par la société Duarig, Manufrance paie les 279,61 Francs pour ce service(20). Les joueurs étrennent le maillot pour la première fois contre le FC Sedan Ardennes et les photos en pleine action des joueurs au logo « MF » sont largement diffusées par la presse locale. Six photos dont cinq en action et une en pose de l’équipe sont dans le quotidien régional « La Tribune-Le Progrès »(21). Pour agrémenter le tout, le Président Rocher invite Georges Drevet, le Président Directeur Général, à un repas très politique. Le premier mentionne qu’une plaquette de présentation résumant les principales décisions a été édictée et sera rendue publique en présence du Maire Durafour et du Préfet de la Loire Camous. Il est fait mention d’une collaboration industrielle et commerciale de la région avec l’ASSE. La présentation de la plaquette et le déjeuner auront lieu le jeudi 24 mai à 17h30. Le Directeur de Manufrance inscrit au crayon « Répondre favorablement »(22). Le 22 mai 1973, Manufrance envoie un nouveau logo à l’équipementier Le  Coq Sportif, sans que nous ayons pu connaître les raisons de la modification de la « maquette »(23). L’affaire est donc scellée, les sous-traitants, les autorités politiques et économiques locales et les média labellisent le mariage qui, nous le verrons, est plutôt un mariage de raison qu’un mariage d’amour. Il semble que les enjeux financiers soient les seuls à justifier d’un tel rapprochement et que la dimension culturelle n’est pas prise en compte.