Les petits métiers vers 1930

Elise Laplace, institutrice à partir des années 1940 à Saint-Etienne et dans les alentours, raconte son enfance dans les années 1930.

Le haut de la rue de la Mulatière connaissait à cette époque une activité commerçante étonnante.

Sur quelques dizaines de mètres, entre la rue des Francs-Maçons et la Place du Platon, on comptait deux épiceries, une épicerie-buvette (la nôtre), deux boucheries, une boulangerie, une mercerie (Mme Trimoulat), une miroiterie, un atelier de montage de vélos (M. Berger), un magasin de meubles (l'ébéniste M. Puvel) et des ateliers d'armuriers dont celui de M. Schmidt au numéro 64, un cordonnier.

Fermés les commerces, démolis les ateliers d'armuriers, un seul aujourd'hui au 64 : un bar!

Des marchands ambulants, des artisans, des "artistes" animaient le pavé : pas de voitures pour entraver leurs activités! Chacun avait son cri.

En entendant ce slogan "voilà les fromages à la crème", une pièce de monnaie donnée par ma mère, à la main, je me précipitais vers la marchande. Dans la charrette, elle transportait des petits suisses dans des coupelles en grès, du lait fraîchement caillé, petits fromages blancs qu'on appelait tommes.

Je crois que je voulais surtout m'entendre dire :" Bonjour mon petit ange, comme tu es jolie!"

Poussant un char à bras, le "patère" arrivait, clamant son cri de guerre :

"Au patère, gagne guère

Peaux de lapin, gagne rien"

Je le redoutais, influencée par ces parents qui menaçaient leurs enfants désobéissants du patère et de son sac.

Périodiquement passait l'aiguiseur. Il frappait aux portes à la recherche de couteaux, de ciseaux qui avaient besoin de retrouver leur fil. Sa collecte faite, il mettait sa meule en marche. C'était à la fois magique et effrayant ce crissement de l'acier contre la pierre dans des gerbes d'étincelles.

Tout autour, les enfants habitués de la rue qui avaient quitté les cours, regardaient fascinés en restant un peu à l'écart toutefois : prudence est mère de sûreté!

Parfois venait un vitrier portant sur le dos une fragile charge : des plaques de verre solidement maintenues dans un grand cadre de bois amarré aux épaules. Il était discret et n'attirait pas les enfants.

Par contre, ceux-ci aimaient suivre l'homme sandwich entre ses deux grands panneaux. Il allait promenant, au fil des rues, de la réclame comme on disait à l'époque.

Parmi ces travailleurs de la rue, celui qui avait du succès : un artiste, le joueur d'orgue. Il allait poussant son instrument. Lorsqu'il s'arrêtait, il tournait une manivelle et l'on voyait défiler et s'empiler les fiches cartonnées, trouées, pendant que s'envolaient des airs populaires.

Les cours des maisons avaient aussi leurs visiteurs. C'est là qu'officiait le matelassier. Il arrivait, poussant sa cardeuse, accompagné de son assistant (souvent sa femme) portant des tréteaux. Nous n'entendrons plus le va-et-vient du peigne de la cardeuse, il n'y a plus d'espace vide dans les cours ;  et les ressorts et la mousse ont remplacé la laine et le crin.

On ne verra plus la laine légère que le matelassier écartait sur la toile du matelas fixée sur les tréteaux. Le matelas cerné par des bourrelets, les longues aiguilles entraient en jeu, traversant l'épaisseur pour fixer en quinconce des flocons de laine.

Dans ces mêmes cours se produisaient aussi chanteurs et violonistes. Ils poussaient la chansonnette au milieu des enfants qui, béats, cessaient leurs jeux. Des fenêtres tombaient des pièces de monnaie qu'ils ramassaient et s'en allaient en saluant.

Il n'y a plus de place dans la rue pour les marchands ambulants, la voiture les a chassés, il n'y a plus de place dans les cours pour les enfants; garages et parkings ont occupé les lieux pour loger la sacro-sainte voiture. Les enfants? Ils tuent le temps en faisant des bêtises dans les rues ou en s'abrutissant devant les ordinateurs. Leurs prédécesseurs se contentaient, lorsqu'il n'y avait pas de cour dans leur maison, de courir sur les trottoirs derrière un cerceau!

Ma grand-mère les aimait beaucoup ces enfants-là. Elle leur distribuait des bonbons, après leur avoir donné un surnom. C'est ainsi qu'il y avait "Clinclin l'allumette", sans doute parce qu'il s'appelait Klein et était maigre!

Les Klein, Straub, Schmidt devaient sans doute venir d'une immigration ancienne. Je ne sais pas. Etait-ce les descendants de ces Européens de l'Est appelés pour briser la grève de Rive-de-Gier ? Je me pose la question.

Février 2015

Elise Laplace