"Mets tes petits souliers vernis..."

Elise Laplace, institutrice à partir des années 1940 à Saint-Etienne et dans les alentours, raconte ses dimanches d'enfance.

"Mets tes petits souliers vernis

Ta robe blanche

Du dimanche

Et ton grand chapeau fleuri"

Ces quelques mots chantés par Bourvil résument bien l'atmosphère des années 20 et 30. La coutume voulait que tous les ans, pour Pâques, on étrennât de nouveaux "habits du dimanche".

La plupart des ménagères possédaient une machine à coudre mécanique, à pédalier, et le tac-tac-tac des Singer, Simplex ou Omnia (la marque de chez Mimard) scandait le rythme des maisons. Je me sers encore de l'Omnia de ma tante, cadeau que lui avait fait Mme Mimard dont elle était la femme de chambre.

Les mères confectionnaient vestes et robes pour elles et leurs filles. On avait acheté le tissu au mètre chez Bouchara ou chez Reyneri. On essayait ces vêtements avec fierté. Quant aux garçons, on cousait ou achetait une culotte courte - ni jeans, ni pantalons longs à l'époque. Les pères, eux, portaient souvent toute leur vie le même costume.

Tout le monde se retrouvait chez le marchand de chaussures. Les enfants avaient changé de pointure et il n'était pas question de porter, par les belles journées où l'on sortait, les galoches à haute tige de tous les jours.

Enfin, il fallait choisir un couvre-chef. Toutes ces formes, ces couleurs, ces fleurs! Chez la modiste, c'etait le paradis! Paradis que ne connaissaient pas les garçons. Eux, ils ne sortaient pas du béret qu'ils portaient souvent enfoncé jusqu'aux oreilles. C'était un élément important de leur toilette : le baromètre de leur politesse! Mais que de manipulations : l'enlever chaque fois que l'on passait devant le maître pour entrer en classe, le soulever toutes les fois que l'on devait (sinon voulait) saluer quelqu'un. Je crois que c'est la première pièce qui disparut dans l'habillement des garçons. Quant aux pères, ils la jouaient classique : béret, casquette ou feutre Fléchet!

C'est endimanché ainsi, que l'on partait en promenade. Aux premiers beaux jours, on allait "ramasser des barabans" tendres à coeur, dans les prés avoisinants. La campagne de quelque côté que l'on se tournât n'était pas loin.

A cette cueillette, on ajoutait, pour faire des bouquets, pâquerettes et violettes. Souvent au retour, on s'arrêtait pour se rafraîchir et aussi parce que c'était l'usage, à la table d'un café.

Sitôt rentré à la maison, on préparait une salade de barabans. Dans une poêle, on faisait griller les lardons auxquels on ajoutait les pissenlits, soigneusement lavés, quelques instants, pour les assécher et les attendrir, la feuille des barabans est quelque peu coriace. Du sel, un filet de vinaigre et on passait à table.

La promenade classique, par les allées du cours Fauriel, sous les platanes, menait au Jaune où une buvette accueillait les promeneurs. Les enfants y mangeaient leur goûter : une tranche de pain accompagnée d'une barre de chocolat et d'un verre de limonade.

Puis on faisait demi-tour pour s'arrêter au Sapeur, arrêt mythique s'il en fut. C'était une sorte de guinguette, sans bal, annoncée par un sapeur statufié, d'au moins 2 mètres montant la garde dans un jardin, en bordure du cours Fauriel, près de l'actuelle pharmacie, très fréquentée par les familles.

Il y avait le régal attendu des enfants : des balançoires! Pendant que les mères sirotaient une limonade ou une grenadine avec les enfants, les pères buvaient un verre de vin rouge. Une partie de cartes s'engageait parfois avec des connaissances. Les enfants, eux, couraient vers les escarpolettes et, loi de la jungle, les grands prenant le dessus, chassaient les petits et les filles.
Les parents devaient intervenir et les exclus grâce à eux, connaissaient, apaisés, le plaisir de monter en l'air, poussés par les mains paternelles.

Le soir venu, nombre de familles "mangeaient l'omelette et les fromages blancs".

Une fois dans l'année à Pâques, pour fêter la fin du Carême et le début du printemps, la tradition voulait que les bouchers achetassent un boeuf gras au marché aux bestiaux organisé par la Ville aux abattoirs.

Les quartiers de l'animal étaient, dans la boucherie, ornés de fleurs en papier crépon et accrochés dans les vitrines ou même à la porte du magasin, si le temps le permettait. C'était à qui aurait la plus belle vitrine! Belle occasion pour la famille endimanchée d'aller le soir admirer les boucheries si bien décorées.

On ne vivait pas encore, comme on vit toujours aujourd'hui, à l'heure allemande. La nuit tombait plus vite et l'illumination des boutiques s'ajoutait aux décorations. On admirait.

Et puis un jour, la croix gammée flottant sur la ville a tout éteint. Plus de vêtements neufs pour les dimanches! A l'école, le professeur de couture – car on enseignait la couture dans ces années-là – Mlle Heurtier, transformant la classe en atelier, nous fit adapter les vêtements trop étroits ou trop courts. Les chaussures? Il fallut se contenter de les rafistoler. La réparation des semelles se faisait à la maison avec des matériaux de fortune ou des "smellflex" – plaquettes de bois incisées latéralement. Le cuir partait dans les bottes allemandes! Je revois mon père assis sur une chaise "un pied" en fonte entre les cuisses. Il glissait une des trois têtes du "pied" dans une chaussure à réparer. Le marteau entrait en jeu.

J'entends encore le cri de mon père lorsque c'était fini : "Aïdé prilep". Je n'ai jamais su ce que cela voulait dire ni comment on l'écrivait. Sans doute lui-même n'en avait-il jamais connu l'orthographe! C'était un souvenir rapporté d'Albanie où en 1919, il était un soldat participant à l'occupation des Balkans, de l'Orient comme il disait.

Pour réparer l'empeigne d'une chaussure coupée par l'usure, on faisait appel au cordonnier qui cousait une pièce. Le professeur de dessin Mlle Chambert (je ne peux me résoudre à dire et à écrire la professeure) avait fait apporter, à chacun de nous, une de ces chaussures déformées et rafistolées à souhait. Dessin difficile s'il en fut qu'il est dommage de ne pas avoir conservé.

Aujourd'hui non seulement "la guinguette a fermé ses volets" mais elle a disparu, chassée par des immeubles neufs et dans la cour du musée du Vieux Saint-Etienne, rue Gambetta, le Sapeur centenaire, entroué comme une momie de bandelettes, attend une restauration.

On ne va plus "ramasser" les barabans en famille. On les dédaigne et on part en voiture en ordre dispersé, souvent pour le plaisir de manger des kilomètres en un temps record.

Les supermarchés se soucient-ils des boeufs gras? Je crois cependant qu'on tente un timide retour, du moins, je l'ai lu. Acceptons-en l'augure.

Elise Laplace

Avril 2015