Culture et mode de vie
Dans un rapport du 16 septembre 1925, le commissaire spécial Nonon présentait au Préfet la situation numérique des étrangers résidant dans le département de la Loire.
Il écrivait à propos des Italiens et des Espagnols : ne constituent pas de noyaux menant à proprement parler une vie autonome avec leurs moeurs ou leurs coutumes particulières ont aisément adopté la manière de vivre de la population française, partageant leurs diverses occupations, se mêlant à elle dans toutes les circonstances de la vie. Il effectuait explicitement un "tri" entre les étrangers assimilés - Belges, Italiens et Espagnols - et les non assimilables : ceux de la race noire, Marocains, Kabyles... logés en commun dans des baraquements malsains qui deviennent rapidement des taudis infects. D'une crédulité enfantine, sans aucune instruction, souvent même sans état civil, déguenillés pour la plupart, ils vivent dans une promiscuité dégradante.
Les Polonais pour leur part semblent tenir dans sa "typologie" une place intermédiaire : nationalistes, catholiques pratiquants pour la plupart, ils forment une véritable colonie qui tend à vivre en dehors de la population française.
La place de la religion
Les Polonais étaient des catholiques qui arrivaient dans la France catholique... et laïque, c'est-à-dire dans un pays où la religion n'avait pas la même place, n'était pas pratiquée de la même manière. Les manifestations d'extériorisation de la pratique étaient manifestes : goût pour les pélérinages et les processions, accompagnées de chants religieux et patriotiques. En pénétrant dans un intérieur polonais on se trouvait en présence d'images pieuses, crucifix, Vierges (la vierge noire de Czestochowa), peu fréquentes dans les cuisines des ménages ouvriers français... Il est vrai que la religion catholique avait acquis une dimension nationale égale à la pratique de la langue en permettant la résistance culturelle au temps des partages face aux Allemands protestants et aux Russes orthodoxes. L'accompagnement religieux était assuré par des prêtres venus de Pologne dans le cadre de la mission catholique polonaise installée à Paris. L'organisme gestionnaire de cet "encadrement" s'appelait la "protection Polonaise."
Le 3 mai, fête de Marie reine de Pologne, les Polonais défilaient dans les rues de Saint-Étienne. La communauté formula très vite une demande d'encadrement religieux. Jean-Charles Bonnet signale de nombreuses pétitions adressées aux Houillères pour des offices en langue polonaise (Bonnet Jean-Charles, "La vie religieuse des catholques polonais du bassin stéphanois dans l'entre-deux-guerres", Bulletin du Centre d'Histoire régionale, université de Saint-Etienne, 1977, n°1, pp 15 à 39). Dès 1926, les Aciéries, qui avaient fait appel à la main-d'oeuvre polonaise, interviennent dans la mise en place de la "paroisse polonaise". En 1930, la "protection Polonaise" sollicita le directeur des Aciéries où travaillaient environ 400 polonais pour l'organisation d'une "mission Polonaise", c'est-à-dire l'accueil et la prise en charge financière d'un prêtre polonais pour les quartiers du Soleil et du Marais. Le Comité des forges coordonna l'opération : une somme annuelle de 10 francs par ouvrier polonais employé était demandée aux entreprises situées sur ce territoire. Un aumonier, l'abbé Wahrol, s'installa le 1er octobre 1931 dans un logement fourni par la compagnie, rue Scheurer-Kestner. Il recevait une allocation mensuelle de 1000 francs, ce qui le faisait apparaître plus ou moins comme un simple salarié des entreprises, en particulier de la plus importante au Marais, les Aciéries. En 1939, quand il s'en va, on le couvre d'éloges comme "apôtre de la paix sociale."
Toute une panoplie d'oeuvres et d'activités diverses, caractéristique d'une paroisse, se développa touchant un nombre grandissant d'enfants, de jeunes et d'adultes. Le patronage des enfants connut en particulier un succès certain : les enfants étrangers - italiens, espagnols, portugais, polonais - s'y côtoyaient. Ainsi devint-il un des vecteurs de l'intégration des générations nées en France.
Un encadrement scolaire spécifique
La question scolaire était d'une importance cruciale. Un pays qui venait de vivre plus d'un siècle de "trou noir" ne pouvait se permettre de laisser les enfants de ses émigrés, susceptibles de revenir un jour dans la mère patrie, perdre leurs liens culturels avec celle-ci. Elle fut au centre d'une conférence franco-polonaise réunie du 25 mars au 17 avril 1924. La délégation polonaise sollicita l'autorisation de dispenser des cours en langue polonaise aux jeunes enfants. Les autorités françaises refusèrent (on était en pleine période du Cartel des Gauches).
Le Comité Central des Houillères de France décida de financer les cinq écoles privées polonaises qui existèrent dans le bassin stéphanois. Celle de Saint-Etienne, située dans le quartier du Soleil, sur le territoire des Houillères de la Loire, recevait 70 élèves confiés à une monitrice. A la Ricamarie, 33 élèves fréquentaient l'école des Mines de Montrambert et de la Béraudière, avec une monitrice. La compagnie des Mines de Roche-la-Molière et Firminy comptaient trois écoles qui avec trois monitrices recevaient au total 125 élèves.
Le programme comportait un enseignement dispensé le matin en langue polonaise, l'après-midi en français. Les institutrices -monitrices- étaient nommées, sous le couvert du Gouvernement, par une commission mixte composéee d'une part, par des représentants des Compagnies des Houillères du Nord, du Pas-de-Calais, du Centre et du Midi, de l'autre, par le Consul de Pologne à Paris et le comité d'Ambassade. Elles étaient rétribuées par les Mines.
Toutefois, selon A. Jablonski, la fréquentation de l'école communale par les petits Polonais se développa peu à peu : ils étaient 99 en 1926 et 298 en 1931 (AMSE, cote 1 R 76).
De l'encadrement religieux à l'encadrement culturel et social
Le commissaire Nonon remarquait que les Polonais étaient affiliés à un certain nombre d'associations - syndicales, gymniques, artistiques qui constituent autant de noyaux inassimilés. Il faut dire que l'article 11 de la convention franco-polonaise d'octobre 1920 légalisait la création d'associations spécifiquement polonaises. Les immigrés en profitèrent pleinement pour créer dans le bassin houiller un tissu associatif dont le but principal était de maintenir le sentiment national et patriotique dans la commnauté.
La Fédération des travailleurs polonais en France, dont le siége régional était à Montrambert, comprenait pour la Loire cinq sections et 456 membres : 134 à Saint-Étienne, 48 à la Ricamarie, 100 au Chambon-Feugerolles, 174 à Roche-la-Molière (79 au Petit-Moulin et 95 à Beaulieu). À la fois syndicat et mutuelle, ce groupement avait pour but la défense des intérêts corporatifs et le secours aux accidentés et malades. Il n'était affilié à aucune organisation française.
Cinq Sociétés de gymnastique - dites "Sokols" - rassemblaient au total 150 membres : 15 à Saint-Étienne, 40 au Chambon-Feugerolles, 45 à Firminy, 50 à Roche-la-Molière (20 au Petit-Moulin et 30 à Beaulieu). Toutes étaient affiliées à l'Union des sociétés de gymnastique polonaises en France, dont le siège était à Lens (Pas-de-Calais). Un journal, le "Sôkol Polski", dont le siège est à Paris, 7 rue Corneille, paraissait deux fois par mois.
On comptait six Sociétés artistiques polonaises : la Société Sainte-Barbe du Chambon et de La Ricamarie (50 membres) ; la Société Sainte-Barbe de Roche-la-Molière (22 membres au Petit-Moulin) ; un groupe artistique au Soleil à Saint-Etienne (12 membres) ; la Société du Théâtre de Roche-la-Molière (Beaulieu, avec 26 membres) ; la Société de musique de Roche-la-Molière (12 membres à Beau!ieu) enfin un groupe musical était en formation au Chambon.
Toutes ces sociétés prêtaient leur concours aux fêtes, réjouissances polonaises de caractère catholique et nationaliste. Dans les années 1930, les associations polonaises se sont développées puisqu'on comptait : une Union régionale des sociétés polonaises catholiques de la Loire ; la Société polonaise catholique de Sainte-Barbe ; la Ligue catholique polonaise ; la Chorale polonaise catholique Moniusko ; l'Association libre des étudiants de la Bible ; l'Association des femmes polonaises pour le service social en France.
Toutes ces associations démontrent la vitalité d'une communauté polonaise fière de ses origines, qui conservait ses traditions et aimait les faire vivre. Une attitude qui loin de la couper du pays d'accueil a sans doute aidé les Polonais à s'intégrer plus facilement. Il faut dire que les événements ont aussi eu leur part dans ce mouvement historique vers l'assimilation.