1915-1916, la campagne d'Orient : les destins croisés de Joseph et Jean
Tout d'abord, il faut noter que les deux personnages : Joseph Chosson et Jean de Gaudemar ne se sont jamais croisés au combat dans les Dardanelles. Jean a combattu sur le front Nord-Est français puis dans l'actuelle Bulgarie. Joseph a mené la guerre dans les Dardanelles, où il a trouvé la mort. De plus, ils furent impliqués à différents moments de cette campagne d’Orient, en 1915 pour Chosson et en 1916 pour Gaudemar. Ainsi, ils ont été engagés dans des lieux différents, aux objectifs militaires différents. Joseph Chosson participe à un débarquement dans une zone restreinte qui s’enlise et se conclut par un échec. L'attaque de 1916, impliquant Jean de Gaudemar, est lancée depuis un allié, la Grèce, alors que celle des Dardanelles était lancée en milieu hostile, sans base arrière et sous le feu direct de l'ennemi.
Les campagnes d’Orient à travers Joseph et Jean : deux terrains de conflit, 1915-1916
La campagne des Dardanelles de 1915, où est engagé Joseph Chosson, cherche à impliquer directement l'Empire Ottoman, allié des puissances centrales peu visé par les forces franco-britanniques essentiellement basées à l'Ouest, près de la frontière franco-allemande. L'objectif premier est de s'emparer du goulet d'environ soixante kilomètres de long, reliant la mer Égée et la mer de Marmara puis, de remonter en direction de Constantinople, afin de forcer l'Empire Ottoman à quitter le conflit. L'effet de surprise, voulu lors de ce débarquement, est raté car il y eut des bombardements alliés le 19 février et un premier assaut naval le 18 du même mois.
Joseph Chosson débarque le 26 avril 1915, sur la plage du Cap Hellès surnommé « l'imprenable détroit ». La date officielle du débarquement étant la veille, il n'a donc pas débarqué en première ligne mais il a vécu dans des conditions dantesques. Il avoue sa douleur mais ne peut pas l'exprimer directement à cause de la censure que l'armée française impose pour ne pas inquiéter les familles restées en France : les lettres sont ouvertes et si elles contiennent des informations compromettantes, elles n'arrivent jamais à destination.
La campagne de Bulgarie de 1916, où est engagé de Gaudemar, vise les Bulgares, alliés des Puissances centrales. Elle est moins ambitieuse que la bataille des Dardanelles, perdue en 1915 et qui servit de leçon aux autorités britanniques. Jean de Gaudemar arrive le 26 avril 1916 à Thessalonique avec les armées alliées à partir de leur base grecque. Ensuite, il remonte en direction du Nord-Est, vers l'actuelle Bulgarie, dans une région au climat peu accueillant.
Ainsi, Joseph et Jean n'ont pas eu les mêmes conditions de vie et de combat tout au long de leur périple ; de plus, elles ont évolué au cours des campagnes respectives dans lesquelles ont été engagés nos deux soldats en Orient.
Du désastre militaire de 1915 à une guerre d’usure éprouvante en 1916
Pour Joseph Chosson, on en apprend peu. La correspondance qui le relie à sa famille est censurée. Il ne peut dire où il se trouve, il n'a pas le droit de critiquer son pays ni ses alliés dans leurs choix stratégiques et militaires et même, il en dit le plus grand bien : le paradoxe entre la correspondance de Joseph et le désastre militaire est saisissant. La lecture de la correspondance de Joseph nous permet de ressentir ses émotions alors qu’il écrit ses lettres. On l’imagine ainsi : « Entre ces combats, ces nuits, ces repas, ces navigations. J’essaye de trouver un moment solennel qui sera privilégié à ma famille, des moments qui me permettront de me détacher des difficultés de cette guerre autant physique que psychologique mais également de ne pas perdre pied. » Joseph leur écrit tous les jours sur des cartes postales, sur du papier… Dans sa correspondance il exprime le déroulement de ses journées, ses ressentis sans jamais donner trop de détails sur ses conditions de vie et sur ses combats sans doute par peur d’être censuré, pour ne pas être privé de ces échanges importants. Dans ses lettres, c’est toujours le même refrain : où qu’il soit « tout va bien »2, quoi qu’il fasse « tout va bien », on ne ressent jamais les difficultés et les douleurs que Joseph traverse lors de cette attaque. C'est bien Joseph qui eut les conditions de combat les plus dures, notamment à cause du débarquement laborieux, et de tous les morts sur les plages qui ont répandu les maladies. Les Ottomans s'étaient préparés au débarquement et les combats ont été apocalyptiques ; ce qui a sûrement joué un grand rôle dans son décès au cours de la bataille.
Les conditions de vie restent terribles pour Jean de Gaudemar, mais d’abord d'un point de vue hygiénique. Il a donc souffert davantage des conditions de vie que du combat : il a surtout marché pour s'adapter aux stratégies des États Majors. Il n'a pas immédiatement subi l’expérience du feu contrairement à Joseph qui l'a subie de plein fouet. Alors qu’il remonte au Nord, vers la Bulgarie, son quotidien se dégrade: il subit la faim, la soif, le froid, le chaud. Comme il le reconnaît lui-même dans ses Mémoires3 : au début il mange convenablement, mais après, il est réduit à chasser les grenouilles dans la région marécageuse où il va rester plusieurs mois. Au bout de quelque temps, il tombe malade, s’amaigrit. Quand il est congédié par un de ses supérieurs et rapatrié d'urgence à Marseille, il ne pèse plus que quarante kilos. Il est évident qu'il a flirté avec la mort : il est un peu le symbole du soldat qui peut mourir sans combattre, d’épidémie et de disette, comme quelques siècles plus tôt. Le terme de calvaire prend ici tout son sens : beaucoup de maladies « moyenâgeuses », comme des épidémies de dysenterie ou de typhoïde, reviennent sur les fronts. Les pertes par blessures passent donc au second plan.
Joseph rencontre plus brutalement la guerre à l'aube du 25 avril 1915 quand le corps expéditionnaire, baptisé ANZAC, renforcé de troupes françaises et commandé par le général britannique Hamilton, débarque sur cinq petites plages du Cap Helles, à l'extrémité sud de la péninsule de Gallipoli. Le 20 avril 1915, les Alliés disposent d'une force de 70.000 hommes britanniques, australiens, néo-zélandais et français4. La bataille des Dardanelles dite aussi de Gallipoli, se solde le 9 janvier 1916 par une retraite des forces alliées et un bilan terrible : 46 000 morts, 86 000 blessés et 258 000 morts par maladies.
En contraste avec ce bilan terrible, le ministre britannique de la guerre, Lord Kitchener, qualifiait de « croisière en mer de Marmara » la bataille à venir: malheureuse expression qui sous-entend que le débarquement aux Dardanelles auquel Joseph Chosson participe devrait être une formalité. Ce paradoxe montre une certaine illusion et méconnaissance des autorités militaires par rapport à la réalité du terrain qui est loin d'être aussi simple.
Le plan du général Hamilton, celui du débarquement auquel Joseph participe, présente de nombreuses hâtes et négligences même s’il présente certains avantages. Malgré son étroitesse, y former une tête de pont est envisageable car la configuration de la péninsule de Gallipoli le permet. Il est vrai que l'ennemi est désavantagé aussi car le manque de routes contraint les unités turques basées à Bulair à rejoindre le Cap Helles en plusieurs jours. De plus, le général allemand Von Sanders est obligé de diviser ses effectifs en deux pour couvrir les côtes du Détroit. Il présente un inconvénient majeur : l’absence totale d'effet de surprise lors de l'attaque qui permit aux Ottomans de renforcer préventivement leurs défenses. Enfin, le général britannique Hamilton possède une documentation et une vue extrêmement imprécises et datées de la zone.
Ainsi, on peut donc en déduire que l'attitude des autorités militaires en 1915 a mené à l’échec de la bataille des Dardanelles. C’est là que meurt Joseph, dans la matinée du 26 juin, au plus fort de la bataille des Dardanelles vers le village de Sedul Bahr. La veille de sa mort Joseph annonçait à un camarade « je crois que nous n’en reviendrons pas, préparons nous à mourir »5. Alors désignée pour commander la 4ème section suite à une nuit mouvementée qui a fait subir au régiment de nombreuses pertes, sa section occupe un boyau qui rejoint les tranchées turques. Les soldats se situent à environ quarante mètres des tranchées ennemies. Au cours de la nuit de 25 au 26, les turcs renversent le barrage de sacs et attaquent le régiment à coup de grenades, Joseph s’écrie « EN AVANT, A LA BAÏONNETTE »6. Après ces paroles Joseph Chosson lance l’attaque, suite à laquelle les Turcs prennent la fuite. Le barrage est immédiatement reconstruit. Vers quatre heures du matin, Joseph veut se rendre compte des travaux de terrassement de l’ennemi pendant la nuit. Il élève un peu la tête au-dessus du parapet et prend au même moment une balle en plein front. Son corps est enterré sur place7.
Jean de Gaudemar, quant à lui, après avoir été rapatrié à Marseille, s'est rétabli au bout de plusieurs mois. Il n'est jamais retourné dans la zone orientale du conflit, mais il a combattu à nouveau sur le front franco-allemand, endroit principal de cette première guerre mondiale. Joseph est mort de ses blessures et Jean a failli être emporté par les maladies : tous deux rappellent que cette première guerre mondiale a décimé toute une jeunesse et, en particulier, celle née au milieu des années 1890.