Écrire l'histoire de la ville
J’ai souvent recours, dans mon travail d’auteur de romans historiques, aux ressources d’archives, qu’elles soient municipales ou nationales, publiques ou privées, que je m’y rende ou les consulte en ligne. Avec une préférence pour les archives publiques, spécialisées ou non (bibliothèques patrimoniales, universitaires, de musées, cinémathèque de Paris, écomusées...). Une administration produit énormément de documents. Papier surtout (courriers, rapports, dossiers, registres…) mais aussi photos, vidéos, sons, objets même. Les archives de la ville de Saint-Etienne n’échappent pas à cette appétence gargantuesque. Elles recèlent maquettes, plans et curiosités, comme cet énorme livre, dit livre des morts, sorte de livre d'or à la reliure monumentale, que signaient les invités prestigieux de la mairie (la notion de prestige étant fluctuante, comme le prouve la trace du passage du maréchal Pétain). Les archives municipales de Saint-Etienne sont installées cours Fauriel dans un bâtiment réhabilité (qui se trouvera inévitablement engorgé, comme le fut le lieu précédent, à l’Hôtel-de-Ville, et sans doute le prochain, c’est le destin de tout type d’archives, dans cette société hypermnésique dont elles reçoivent l’incessant apport), transformé et agrandi pour recevoir et classer, sur plusieurs étages, l'énorme production des services de la Ville. Et pas seulement : s’ajoute à cette mission initiale, celle d’accueillir et de valoriser (c’est-à-dire mettre en ligne, exposer, expliquer) des archives privées, de particuliers, d’associations ou d’entreprises, si leur intérêt est avéré pour la mémoire de la Ville, et systématiquement s’il s’agit de la presse locale.
Quel secret se cache là, quels mystères sont tapis au coeur de ces ensembles dignes des rêves de Borgés ? L'accumulation sur des étages, sur des centaines de mètres de rayons, de centaines de milliers de documents peut inspirer une sorte de crainte mystique. Il faudrait plutôt, à ce propos, considérer cet immense volume de documents comme une base en capacité d'apporter les réponses aux questions qu'on se pose et, éventuellement même, à celles qu'on ne se posait pas. Travaillant sur l'historique de la couverture de la rivière Le Furan, je découvre aux archives une série de plans qui présentent les aménagements de 1856. Le Furan y est orthographié Furens, ce qui est respectueux de la culture du cru. Par la suite, quel académisme a décidé de dénerver le nom local pour lui faire retrouver la norme savante du latin, le « furano » antique ? Je lis par ici qu'un certain Jean Neyret, maire d'avant la Grande Guerre, a sa part de responsabilité dans l'affaire. La syllabe RAN ne grince pas, ne gouaille pas populo ou péquenot, gaga quoi, comme le RENS de Furens (prononcer Furain, en mouillant le son « ain », tout en le prolongeant un peu, et en étirant les commissures des lèvres dans un bref sourire. J'ignore par contre s'il faut insister sur le « S » final). « Furan » est le nom d'une rivière qu'on considère assagie, cours domestiqué par la langue des livres. Le Furens se frottait aux rives du vernaculaire ; voici, par la magie de l'orthographe, le Furan bien 'rectifié' — selon le terme de la déclaration d'utilité publique qui autorise les travaux. Le « Furens » du plan de 1856 est l'ultime occurrence de la rivière qui entre sagement dans l'ombre de l'écrit savant. C'en est fini d'elle, physiquement et métaphoriquement.
C’est ce genre d’occurrences et de déductions qui sont rendues possibles par la permanence des sources, leur disponibilité et leur classement, grâce aux services d’archives publiques. C’est ce genre de bref vertige que je viens y chercher. Je ne suis jamais déçu.
Christian Chavassieux, avril 2018.